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Poursuites baillons  –  Mettre un terme aux poursuites vexatoires

Les poursuites baillons – SLAPP en anglais – restreignent la liberté d'expression. Les bailleurs peuvent agir en soutenant les efforts visant à réduire leur influence.
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23 November 2021
Street art. Le graffiti représente un homme qui peint à la bombe les mots liberté d'expression en lettres majuscules rouges. Un astérisque à la fin de la phrase fait référence à une phrase en bas du mur : les conditions s'appliquent.
Les poursuites baillons — aussi connues sous le nom de SLAPP en anglais — restreignent la liberté d’expression des journalistes, des universitaires, des chercheurs et des organisations de la société civile. Les bailleurs peuvent apporter leur appui en soutenant les efforts visant à réduire l’impact des poursuites baillons. Photo:
Flickr/isupportstreetart.com/artist/fukt
CC BY-NC-ND

Les poursuites baillons (en anglais, SLAPP — « strategic litigation against public participation ») intimident, menacent et créent la peur chez celles et ceux qui osent s’exprimer pour défendre l’intérêt public, pour protéger les droits humains et l’environnement ou pour dénoncer les pratiques de corruption et d’évasion fiscale. Les poursuites baillons portent atteinte à la liberté d’expression et d’information. Elles constituent une menace pour la démocratie et l’État de droit dans pratiquement tous les pays.

A U4 Anti-Corruption Resource Centre, nous voulions sensibiliser nos partenaires (les agences bilatérales de développement et les ministères des affaires étrangères) à l’ampleur du problème, à la manière dont les poursuites baillons affectent les journalistes, les lanceurs d’alerte et les organisations de la société civile et, surtout, à ce que nous pouvons faire pour y remédier. Nous avons donc organisé un webinaire le 30 septembre 2021, webinaire tenu selon les règles de Chatham House.

Les poursuites baillons intimident, menacent et créent la peur chez celles et ceux qui osent s'exprimer pour défendre l'intérêt public.

Quelle est l’ampleur du problème ?

Nos intervenants ont souligné à quel point ces poursuites leur prennent du temps, les obligeant à préparer leur défense et les empêchant de travailler normalement. Ils ont également parlé de la longueur et du coût de ces actions judiciaires. Les plaignants ne veulent pas nécessairement gagner l’affaire ou même aller jusqu’au procès. Ils s’intéressent davantage aux effets que la menace d’une action en justice peut avoir sur les personnes poursuivies : décourager et dissuader quiconque de publier et de s’exprimer à l’avenir.

Les plaignants s'intéressent davantage aux effets que la menace d'une action en justice peut avoir sur les personnes poursuivies : décourager et dissuader quiconque de publier et de s'exprimer à l'avenir.

Les plaignants peuvent être des entreprises, des fonctionnaires ou des personnes très en vue. Ils se servent du système juridique et judiciaire non seulement contre les médias et les organisations de la société civile, mais aussi contre les individus, notamment les journalistes, les militants, les chercheurs et les lanceurs d’alerte. Personne n’est à l’abri des poursuites baillons : toute organisation, tout personne peut être visée.

Le Foreign Policy Centre (FPC) a mené une enquête en 2020 à laquelle 63 journalistes d’investigation de 41 pays ont répondu. Les résultats sont choquants : 73% des journalistes interrogés avaient fait l’objet de menaces légales. Le FPC a publié un rapport ultérieur mettant en lumière des cas spécifiques et les impacts sur les journalistes.

Les organisations de la société civile sont souvent la cible de poursuites baillons. Une organisation de la société civile pour laquelle j’ai travaillé — Sherpa — a été poursuivie en justice à plusieurs reprises pour avoir révélé les pratiques illicites de multinationales. Le plus révoltant : certains collègues ont également été poursuivis à titre individuel. La pression financière et psychologique sur les personnes est immense.

Les lanceurs d’alerte — et les organisations qui les soutiennent — sont aussi confrontés à des actions en justice similaires. Par exemple, quatre plaintes ont été déposées contre deux lanceurs d’alerte de la République démocratique du Congo, la Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) et Global Witness pour leur enquête de 2020 intitulée Des sanctions, mine de rien. Les deux lanceurs d’alerte ont été condamnés à mort par contumace en septembre 2020.

Les chercheurs ne sont pas non plus à l’abri de poursuites baillons. Par exemple, Alain Deneault, philosophe et chercheur au Canada, ses coauteurs et sa maison d’édition ont été poursuivis pour diffamation par une multinationale de l’or parce que leur livre Noir Canada remettait en cause les pratiques de l’entreprise en Afrique. Un accord à l’amiable a été conclu et a eu pour effet d’interdire la réédition du livre.

Ces attaques juridiques ont donc un effet paralysant et dissuasif. Elles réduisent au silence les voix critiques et peuvent conduire à l'autocensure.

Autre exemple tiré de ma propre expérience : bien que ma thèse de doctorat en droit sur les flux financiers illicites dans le secteur des industries extractives ait été basée sur des données crédibles et solides, lorsqu’il s’est agi de la publier sous forme de livre, je me suis demandée si je ne serais pas poursuivie. Même en écrivant ce blog, je réfléchis et pèse chaque mot que j’utilise.

Ces attaques juridiques ont donc un effet paralysant et dissuasif. Elles réduisent au silence les voix critiques et peuvent conduire à l’autocensure.

Des paradis pour les poursuites baillons

Le Royaume-Uni, les États membres de l’Union européenne (UE) et les États-Unis sont parmi les juridictions les plus fréquemment utilisées pour ces poursuites. On peut les considérer comme des “paradis” pour les poursuites baillons.

Selon l’enquête du FPC, le Royaume-Uni est la principale source internationale de poursuites baillons, avec presque autant de plaintes vexatoires que dans tous les États membres de l’UE et les États-Unis réunis. Il existe plusieurs raisons pour lesquelles les plaignants privilégient le Royaume-Uni :

  • La charge de la preuve incombe au défendeur.
  • Les frais de justice sont élevés.
  • La procédure jusqu’au procès est longue.
  • L’organisation et les personnes qui travaillent pour l’organisation peuvent être poursuivies.

Les poursuites baillons s’étendent également aux pays du Sud. Par exemple, au Niger, Moussa Aksar, journaliste d’investigation sur la criminalité financière et rédacteur en chef du journal L’Evènement, a été condamné en mai 2021 à une amende de 200 000 francs CFA (environ 350 dollars) et à verser 1 million de francs CFA (1 730 dollars) de dédommagement pour diffamation suite à son enquête sur les détournements de fonds qu’il avait découverts grâce aux révélations des FinCen Files en 2020.

Comment les bailleurs peuvent-ils aider ?

Il existe toutefois de nombreuses raisons d’espérer. CASE, une coalition d’organisations de la société civile à travers l’UE, plaide pour l’adoption d’une directive anti-SLAPP au niveau de l’UE. On constate également une prise de conscience croissante du problème au niveau des décideurs. Par exemple, en décembre 2020, la Commission européenne a créé un groupe d’experts contre les poursuites baillons afin de conseiller la Commission européenne sur toute question relative à la lutte contre ces poursuites ou au soutien de ceux qui en sont victimes. En mars 2021, 100 organisations ont appelé le Conseil de l’Europe à adopter une recommandation pour combattre les poursuites baillons. Un Fonds mondial de défense des médias a également été créé par l’UNESCO sous la forme d’un fonds multi-partenaires.

« Les poursuites baillons ne doivent pas être considérées comme une attaque individuelle mais comme une attaque contre la société dans son ensemble. »


Les bailleurs peuvent aussi jouer un rôle important pour lutter contre ces poursuites. Par exemple :

  • Apporter un soutien public et politique chaque fois qu’une organisation et des individus sont confrontés à des poursuites baillons.
  • Soutenir la révision des cadres juridiques pour contrer les poursuites baillons et protéger les victimes de ces procédures judiciaires abusives non seulement dans les pays où ils mènent des programmes mais aussi dans leur pays d’origine.
  • Sensibiliser les décideurs et les professionnels du droit, y compris les avocats qui intentent des poursuites baillons, et les juges qui peuvent ne pas être conscients de la manière dont la législation est détournée.
  • Soutenir la création d’un pool ou d’un réseau d’avocats pro-bono à travers le monde qui puisse fournir une assistance juridique lorsque des cas de poursuites baillons se présentent.
  • Adapter leur approche et leurs critères de financement afin d’accepter et de soutenir des activités spécifiques telles que les frais de justice et la défense juridique (par exemple, l’embauche d’un avocat).
  • Créer un fonds dédié pour couvrir les honoraires et les frais de justice qui puisse être rapidement mis en place pour répondre à des situations urgentes.
  • Soutenir le renforcement des capacités juridiques des journalistes et des organisations de la société civile, en particulier dans les pays du Sud.

Si les journalistes, les organisations de la société civile, les chercheurs et les militants sont empêchés de divulguer des sujets d’intérêt public (qu’il s’agisse de santé, d’environnement, de droits humains ou de flux financiers illicites), cela portera atteinte à l’État de droit et à nos droits fondamentaux. Comme l’a si bien dit l’un de nos intervenants : « Les poursuites baillons ne doivent pas être considérées comme une attaque individuelle mais comme une attaque contre la société dans son ensemble ».

    About the author

    Sophie Lemaître

    Sophie Lemaître is a lawyer by training with extensive experience in governance, anti-corruption issues, natural resources sector, and illicit financial flows. She has worked for various organisations and NGOs at the national and international level, including CIRAD, the Food and Agriculture Organisation of the United Nations, and Sherpa. Between 2019 and 2023, she was a Senior Adviser at the U4 Anti-Corruption Resource Centre.

    She holds a PhD degree in law from the University of Rennes 1 in France, on corruption, tax evasion/avoidance, and money laundering within the extractive industries, a Master degree in international business law from the University of Toulouse, France, and an LL.M. on international and European environmental law from University College London.

    Disclaimer


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    This work is licenced under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International licence (CC BY-NC-ND 4.0)